Proximité, qualité, gratuité

Proximité, qualité, gratuité… telle pourrait être la devise de notre école. C’est en tout cas l’une des idées développées par notre directeur ce vendredi 20 mars dans le discours prononcé dans la salle Allard l’Olivier au cours de la séance académique, et dont voici le texte complet :


Discours prononcé par Daniel Charneux, directeur, le vendredi 20 mars 2009
à l’occasion de la commémoration du cinquantième anniversaire
du Lycée Jeanne Dufrasne.

Monsieur le Bourgmestre,
Monsieur le Ministre d’Etat,
Madame la Sénatrice,
Madame la Députée provinciale,
Mesdames, Messieurs, chacun en vos titres et qualités,

Nous sommes réunis aujourd’hui pour commémorer le cinquantième anniversaire de l’Institut Communal d’Enseignement Secondaire de Quaregnon, l’ICES, ou Lycée Jeanne Dufrasne du nom de sa fondatrice, « Mademoiselle Jeanne ».
Jetons un œil dans le rétroviseur… Sur les écrans, cette année-là, Ben Hur reçoit l’Oscar du meilleur film, Marilyn Monroe trouble Tony Curtis dans Certains l’aiment chaud tandis qu’en France, la Nouvelle Vague déferle. Les rocks de Chuck Berry font vibrer le haut-parleur mono des radios à lampes qui diffusent aussi les premiers « tubes » d’un jeune Bruxellois : Les Flamandes, La Valse à mille temps.
Le 16 septembre, à Paris, le président De Gaulle propose l’autodétermination à l’Algérie tandis qu’à Quaregnon, où les derniers charbonnages fusionnent avant de fermer peu à peu, Marianne, Rita, Nicole, Mireille et Bernadette sont rentrées à l’école depuis quinze jours, en section commerciale. Qui sait si l’année précédente, elles auraient poursuivi leurs études au-delà des quatorze ans imposés par l’obligation scolaire ? Il aurait fallu prendre le tram vers Mons ou Saint-Ghislain. Mais cette année, c’est différent. C’est en marchant qu’elles rejoignent les bâtiments de leur nouvelle école dont, au cours de musique, elles apprennent à chanter la marche :

« Marche Jeunesse
Que l’allégresse
Te mène vers l’Avenir
Fervente et fière
Ardente et claire
Que veux-tu devenir ?

Notre jeunesse a conscience
Du bonheur qui lui est donné
Aussi notre reconnaissance
Va vers tous ceux qui ont œuvré
Pour que l’ICET ainsi s’élève
Sur les vieux murs du passé
Et que nous jeunes élèves
Puissions y cueillir des lauriers.
»

Parmi « ceux qui ont œuvré », il faut compter, bien sûr, « Mademoiselle Jeanne » elle-même qui, à 54 ans, bien que de « l’ancien régime », ne songe nullement à prendre sa préretraite, mais aussi le pouvoir politique en place, à la tête duquel figure le Bourgmestre Alfred Bonjean.
Rétrospectivement, il faut admettre que cette décision, outre un prodigieux acte d’audace, constituait aussi un geste visionnaire. En effet, tandis que la Belgique se débattait avec les prémisses de la crise congolaise, le pacte scolaire, négocié par les principaux partis de l’époque, venait d’être ratifié par le gouvernement. Il permettait aux parents de choisir librement l’établissement où ils voulaient inscrire à leur enfant : soit une école officielle (issue de l’Etat, des provinces ou des communes…) soit une école dite “libre” (le plus souvent catholique). Qui dit liberté dit choix : en créant l’ICET, les responsables de l’époque permettaient aux familles de Quaregnon de choisir pour leurs enfants, souvent issus de milieux ouvriers déjà durement touchés par la crise charbonnière, une école sise sur le sol même de la commune, organisée par la commune et dont le pouvoir local, en quelque sorte, se portait garant. Une école qui, à l’époque déjà, pouvait revendiquer ce slogan toujours actuel : « Pourquoi chercher plus loin ? »
Oui, pourquoi chercher plus loin ? Ou plutôt, « pourquoi ne pas chercher plus loin ? », l’argument de la proximité s’effondrant s’il n’est étayé par celui de la qualité.
Parce que, précisément, la qualité fut tout de suite au rendez-vous. Il s’agissait rien moins que d’amener vers le tertiaire des jeunes gens qui ne pouvaient plus compter sur un secteur industriel sinistré. La filière économique et commerciale fut immédiatement privilégiée (elle reste l’un de nos fleurons). Permettez-moi de me limiter à deux noms, à deux exemples : Monsieur Alfred Scockaert, qui fut longtemps notre professeur de droit, était député, membre du congrès du PSB ; Madame Marthe Dehon, sa collègue de sciences économiques, était ingénieur commercial, diplômée de Solvay. Quelqu’un me disait récemment : « Ils auraient pu mieux monnayer leurs capacités… » S’ils ne l’ont pas fait, c’est qu’ils étaient conscients, à Quaregnon, de participer à la construction d’un édifice qui en valait la peine. Un édifice où cette valeur qui animait les pédagogues de l’époque, cette valeur dans laquelle eux-mêmes avaient été forgés – je veux dire l’humanisme – pouvait croître librement pour donner de beaux fruits.
Je n’en veux pour preuves que la lettre adressée par les élèves d’une classe de cette époque à la grande poétesse Marie Noël, qui leur répondit gentiment, écrivant ainsi la première page d’une histoire d’amour entre l’école et la littérature. Mentionnons encore la naissance, presque en même temps que l’école, d’une tradition théâtrale dont nous aurons un aperçu tout à l’heure et, demain, une nouvelle manifestation. On purge bébé, Le petit Prince… des titres liés à ces « golden sixties » que la plupart des membres du corps enseignant actuel n’ont pas connues. Des débuts qui annonçaient les montages poétiques de Madame Duplouy, les travaux de Madame Kostrzewa comme la création du suspense policier de Patrick Traube, Crime à Châtimand ou encore les spectacles chantés comme Aznavour, Brel, Piaf, encore dans toutes les mémoires. C’est par dizaines que l’on dénombrerait les événements théâtraux durant ce demi-siècle.

Mademoiselle Dufrasne assura durant dix ans la direction de « son » école.
A la rentrée 1969, quelques semaines après la première victoire de Merckx dans le tour de France et le festival de Woodstock dont des ados chevelus écoutent le triple 33 tours stéréo sur leur platine Dual ou Lenco, « Mademoiselle » est remplacée, souffrante, par Madame Huguette Blin. Rocco Antonacci raconte ainsi, sur notre site, son arrivée dans l’école : « Eté 1969, Messieurs Pochez et Demarez ont prospecté et convaincu mes parents, vantant le modernisme, le dynamisme des enseignants et… la totale gratuité des cours. Nous habitions Boussu-Bois. En septembre 69, me voilà en culottes courtes à la grande école, j’avais 11 ans et demi. J’étais à cette époque l’élève qui habitait le plus loin de l ‘école. J’ai quitté l’I.C.E.T. en juin 1975. Que des bons souvenirs. J’y ai rencontré la personne qui me donnera bien plus tard deux de mes quatre magnifiques filles. J’ai travaillé le premier jour ouvrable après l’école et je n’ai jamais arrêté. 6.900 voitures vendues plus tard, et toujours en forme… A l’époque si mes souvenirs sont exacts, il y avait 800 filles toutes sections confondues, pour moins de 40 garçons… » Ce nombre : 800, est exagéré, comme souvent dans les souvenirs (dans l’esprit de cet ancien, ce qui devait être fabuleux, c’est le rapport de 20 filles pour un garçon !) – Mais il est en quelque sorte prémonitoire : 810 est en effet le chiffre de population le plus important atteint par notre école, fin des années 80. Un chiffre conquis sous l’impulsion enthousiaste d’un jeune directeur qui, Mademoiselle Dufrasne admise à la retraite, engagera l’école sur la voie de la rénovation voulue en 1970 par le ministre Abel Dubois, j’ai nommé Monsieur Guy Roland.
Pour souligner le rôle essentiel joué par cet homme, il pourrait suffire d’une comparaison de chiffres : sur les cinquante années qui viennent de s’écouler, la direction fut assurée durant dix ans par Mademoiselle Dufrasne ; durant dix autres années (de manière discontinue) par Madame Huguette Blin, Mademoiselle Jacqueline Buchet (qui eut l’honneur, en 2001, d’accueillir Sa Majesté la Reine Paola) et enfin Monsieur Etienne Roland, qui fit entrer l’école dans l’ère des Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication. Quant aux trente autres années, de 1971 à 2000, elles furent dominées par la direction de Monsieur Guy Roland. Ces chiffres sont déjà très parlants. Mais ils ne dispensent pas d’une brève description du « style Guy Roland » et des résultats que son action permit d’obtenir.
Guy Roland à la direction de l’ICES, c’était « une main de fer dans un gant… d’acier ». Peut-être pourrait-on employer à son propos l’expression « despotisme éclairé ». Car sa volonté était sensible, ses mauvaises humeurs, palpables, ses rares colères, terribles et craintes. Mais cette forme d’autocratie était aussi aristocratie, car il émaillait ses discours et sa pensée de références rappelant qu’il alliait la réflexion pédagogique la plus moderne et la culture humaniste du professeur de français qui sommeillait toujours en lui, maniant avec autant de bonheur l’aride taxonomie de Bloom que les Propos d’Alain, Terre des Hommes
de Saint-Exupéry ou Les Nourritures terrestres de Gide.
Tous ceux qui l’ont connu en tant que directeur savent aussi que cette main de fer était au service de tous, et particulièrement des plus faibles. S’il possédait mieux que quiconque ces qualités du chef : savoir dire non, oser être impopulaire, c’est qu’il avait su dissocier, en lui, l’homme et la fonction. Mais l’homme réapparaissait dans son souci constant de la justice, son combat opiniâtre pour la gratuité des études, son désir de voir appliquer une pédagogie de réelle réussite, son vœu de placer en permanence l’élève, c’est-à-dire l’humain, au centre du dispositif éducatif.
Il fut également constructeur non seulement de bâtiments, mais aussi d’une équipe éducative et d’une structure scolaire.
C’est sous sa direction que sont érigés les premiers bâtiments du Parc. Je me souviens avoir assisté, en 1979, aux cérémonies marquant le vingtième anniversaire de l’école. Jeune enseignant, engagé trois ans plus tôt par Monsieur Roland, je sacrifiais aux lois sur la milice. Sur nos mini-cassettes, nous enregistrions Je l’aime à mourir de Cabrel, le disco triomphait, les élèves se trémoussaient sur Born to be alive. C’est à l’occasion de ce vingtième anniversaire que fut posée la première pierre du troisième bâtiment, celui que, trente ans plus tard, nous appelons encore le N (N pour « nouveau). C’est alors également que le T d’ICET devint le S d’ICES. Pour offrir une gamme complète de formations dans les filières générale, technique et  professionnelle, il fallait agrandir, afin d’accueillir une population sans cesse croissante, mais aussi assurer la qualité de l’équipe. Pour ne donner que trois exemples, citons les orientation humanités sportives, sciences économiques et scientifique : dans ces trois domaines, les équipes pédagogiques constituées à cette époque par Monsieur Guy Roland façonnèrent leurs sections à la hauteur des exigences de l’université.
L’objectif de Guy Roland : amener chacun au bout de ses capacités : médecin, docteur en éducation physique, professeur d’université, chef d’entreprise, autant de titres figurant sur les cartes de visite de nos anciens. Mais aussi instituteur, directeur d’école, infirmière, aide-soignante, secrétaire en langues, décorateur…
Car les orientations technique et professionnelle ne furent pas oubliées. Il s’agissait notamment d’adapter cette dernière aux exigences du marché de l’emploi. C’est ainsi que se construisirent les filières « services sociaux » et « arts appliqués », débouchant sur les profils de qualification « assistant familial et sanitaire » et « assistant en décoration ». Je suis particulièrement fier d’avoir suscité chez ces élèves, encadrés par des professeurs efficaces et enthousiastes, le désir d’être en première ligne en ce jour de commémoration, et vous découvrirez dans quelques minutes la qualité de leurs créations de papier, belles et fugaces comme un mandala.
Aujourd’hui, alors qu’à l’ère du CD (déjà vacillant) a succédé celle du téléphone portable et du MP3, plusieurs signes témoignent de la réussite de l’entreprise. Je veux parler d’abord du nombre considérable d’anciens qui ont manifesté leur sympathie à l’annonce de ce cinquantième anniversaire. Sur le site Facebook, dédié aux retrouvailles parfois artificielles entre internautes s’étant perdu de vue, le nombre des membres du groupe « anciens de l’ICES de Quaregnon » a connu en quelques mois une croissance exponentielle. Anciennes photos de voyages aux Etats-Unis, de montages théâtraux  ou simplement de groupes scolaires sont mises en ligne et suscitent des commentaires enthousiastes, des remerciements, des retours positifs.
Je voudrais dire aussi les orientations que notre équipe pédagogique souhaite donner à l’établissement dans les toutes prochaines années. Il s’agit, comme par le passé, de cultiver l’excellence dans le respect de chaque être, mais aussi de jeter des ponts dans deux directions, l’une géographique, l’autre culturelle. Je songe, pour la première dimension, aux initiatives spontanées de collègues et d’élèves qui investissent dans la problématique du commerce équitable ou la question des rapports Nord-Sud, notamment grâce à un jumelage symbolique avec une école du Sénégal. Quant à la dimension culturelle, qui me tient particulièrement à cœur, elle se concrétise déjà dans les rapports privilégiés que j’entretiens avec Christian Leroy, directeur de la Maison culturelle de Quaregnon, qui nous fera l’amitié, dans quelques minutes, d’apporter sa contribution sonore à notre célébration. Mais cette dimension devrait connaître à l’avenir de nouveaux développements, dans l’optique de Mons Borinage 2015 : il s’agit de former les professeurs qui s’inscriront dans le projet à devenir de véritables « passeurs de culture ».

Mars 2009.
Ils sortent cette année de l’ICES de Quaregnon, du Lycée Jeanne Dufrasne. Ils s’appellent Elio, Soufiane, Julien, Letizia, Firdevs … Ils écoutent, sur leur portable MP3 Bluetooth, de la RNB ou du hip hop downloadé sur I Tunes… Leurs parents nous les ont confiés voilà 6 ans, CEB en poche, attirés par trois maîtres mots qui sonnent comme une devise : proximité, qualité, gratuité, avec la mission, pour reprendre la belle expression de Paul Osterrieth, d’en « faire des adultes ». Dans quelques années, nous les retrouverons, fiers d’être devenus comptable, aide-pharmacien, agronome, kiné, père ou mère de famille. L’ICES fêtera ses soixante ans avec nous peut-être, ses cent ans sans nous sans doute. Nous aurons usé un peu de craie, rempli quelques tableaux de chiffres ou de mots. Nous aurons soufflé un peu sur le feu allumé voici un demi-siècle tandis que s’éteignaient les lampes des mineurs et pourrons, humblement, faire notre devise du proverbe chinois : « Au lieu de fulminer contre les ténèbres, il vaut mieux allumer une petite lanterne. »
Cette petite lanterne de la connaissance, elle brillera longtemps encore, au Lycée Jeanne Dufrasne.

 

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